Fin novembre, les vitrines des plateformes de jeux vidéo se parent de noir et de jaune. Les bannières affichent des chiffres en feu, des « -80 % » en lettres capitales, et les joueurs, tout autour du globe, se préparent à chasser la bonne affaire comme on traque un boss rare.
Pendant des années, j’ai fait partie de cette foule impatiente. Je me souviens encore de ces nuits passées devant mon écran, à surveiller la moindre fluctuation de prix sur Steam ou l’eShop. Il suffisait d’un -70 % sur un jeu que j’avais vaguement remarqué pour que mon cerveau s’emballe. À ce moment-là, l’achat n’était plus un choix réfléchi, mais une montée d’adrénaline.
Puis un jour, j’ai ouvert ma bibliothèque numérique et j’ai compris. Des dizaines de jeux s’y entassaient, installés parfois, lancés rarement, terminés presque jamais. Ce que je prenais pour de la passion s’était mué en accumulation. Et j’ai commencé à me poser une question simple, mais essentielle : le Black Friday dans le monde du jeu vidéo est-il une opportunité ou une illusion parfaitement scénarisée ?
Quand la promotion devient un réflexe collectif

Le Black Friday n’a rien d’un phénomène anodin. Né dans les allées des grands magasins américains au lendemain de Thanksgiving, il s’est exporté jusqu’à coloniser la sphère numérique. Le jeu vidéo, lui, s’y est engouffré sans résistance.
Après tout, difficile d’imaginer un public plus réceptif à la promesse d’une « offre limitée dans le temps » que celui des joueurs.
Nous sommes, par nature, des collectionneurs. Nous aimons débloquer, posséder, compléter. Alors, lorsque les plateformes multiplient les soldes et les offres temporaires, elles ne se contentent pas de vendre des jeux : elles exploitent nos réflexes de joueur. Le Black Friday n’est plus une opération commerciale, c’est un événement scénarisé, un « endgame » de la consommation où tout, du visuel aux slogans, vise à reproduire la mécanique d’une quête.
Le pire, c’est que ça fonctionne. L’achat n’est plus motivé par le besoin ni même par l’envie, mais par la peur de manquer. Le FOMO, ce fameux « fear of missing out », s’installe comme un parasite. Et nous finissons par acheter non pas pour jouer, mais pour ne pas rater une occasion.
L’illusion du prix qui fond

Regardons les choses en face : la plupart des promotions du Black Friday ne sont pas des miracles. Elles sont orchestrées, voire parfois simulées.
Prenons un exemple concret.
Assassin’s Creed Mirage apparaît soudain en promotion Steam à –40 %, affiché à 44,99 € au lieu de 74,99 €. Sur le moment, on a l’impression de tomber sur une offre imbattable. Pourtant, en y regardant de plus près, le jeu était déjà proposé autour de 49,99 € depuis de nombreuses semaines sur d’autres boutiques. Autrement dit, le « prix d’origine » mis en avant n’a rien de représentatif de la réalité : la réduction semble énorme, mais l’économie effective est bien moins impressionnante.
C’est un vieux tour de prestidigitateur du commerce, on manipule la valeur perçue, pas le prix réel. Et ça fonctionne, car notre cerveau retient surtout la différence, pas le contexte.
Dans certains cas, la mise en scène va encore plus loin : Certains stores remontent les prix artificiellement quelques jours avant le Black Friday pour mieux les « rabaisser » ensuite. Ce n’est pas illégal, tant que le produit a effectivement été vendu à ce prix de référence, mais c’est moralement discutable.
Autrement dit, on ne fait pas toujours de bonnes affaires, on a juste l’impression d’en faire.
Physique et dématérialisé : deux illusions complémentaires

Certains croient encore que le format physique échappe à cette logique. Qu’une boîte, une jaquette, une cartouche ont quelque chose de plus tangible, presque de plus noble. Et c’est vrai, dans une certaine mesure.
Mais le Black Friday a transformé aussi cette dimension. Les enseignes profitent de la frénésie pour vider leurs entrepôts. Ce n’est pas une célébration du jeu, c’est un déstockage de titres délaissés ou peu attractifs, maquillé en fête.
Le dématérialisé, lui, joue une partition plus perverse. Sur les stores numériques, il n’y a pas de stock à écouler, pas de coûts matériels. Les promotions sont donc conçues par algorithme, ajustées en fonction du comportement des joueurs. Ce n’est pas une réduction, c’est une simulation de réduction, une variable dans une équation économique dont nous sommes les cobayes.
Le résultat, c’est une consommation silencieuse, fluide, sans friction. Un clic suffit. Pas de file d’attente, pas de boîte à ranger. Tout est invisible, immatériel, et donc déculpabilisé. On dépense plus, sans même s’en rendre compte.
Le piège du backlog

Le backlog. Ce mot, tout joueur le connaît. C’est cette liste de jeux en attente, ces titres « à faire plus tard » qui finissent par s’empiler jusqu’à l’absurde. Le Black Friday en est l’un des principaux architectes.
Je me souviens d’une année où j’avais craqué pour une dizaine de titres en solde. Des classiques, des nouveautés, des curiosités indé. Le tout pour une centaine d’euros. J’étais fier de mon flair, persuadé d’avoir fait un excellent investissement.
Des années plus tard, j’ai réalisé que je n’en avais terminé que deux.
C’est le piège du plaisir différé. On achète dans la projection, pas dans le présent. On se dit qu’on jouera « quand on aura le temps », sans remarquer que le simple acte d’acheter nous donne déjà notre dose de satisfaction. Ce phénomène est bien documenté : la dopamine se déclenche au moment de la transaction, pas pendant le jeu. Le Black Friday, au fond, ne nourrit pas la passion du jeu, mais celle de l’achat.
L’économie du faux besoin

Le Black Friday révèle une transformation plus profonde du rapport au jeu vidéo : celle du plaisir en produit.
Autrefois, on achetait un jeu parce qu’il nous faisait rêver. Parce qu’on en avait entendu parler, parce qu’on voulait vivre son aventure, découvrir son univers. Aujourd’hui, on achète parce qu’il est « en promo ».
Le critère n’est plus l’envie, mais le prix. Et cette inversion du rapport à la valeur est dramatique, car elle vide l’acte d’achat de son sens.
Les éditeurs le savent et l’exploitent avec brio. Le joueur n’est plus un passionné, il est une cible segmentée. Les plateformes anticipent nos comportements, adaptent leurs offres, ajustent leurs bannières. Tout est pensé pour flatter l’ego du « bon consommateur », celui qui sait saisir l’occasion au vol.
Mais à force de confondre le bon plan et le bon jeu, on se coupe de l’essentiel : le plaisir de découvrir, lentement, sans contrainte, un univers qui nous parle.
Réapprendre à attendre

Avec le temps, j’ai changé de rapport à tout cela.
Je n’attends plus le Black Friday comme une fête, mais comme une curiosité. Je regarde, je compare, mais je n’achète plus systématiquement. Si un jeu m’intéresse vraiment, j’attends qu’il soit mûr, que son prix se stabilise, que l’envie soit sincère.
Et souvent, les meilleures affaires ne tombent même pas en novembre, mais plus tard. Après les fêtes, au printemps, ou même lors d’une simple promotion ponctuelle.
La patience, dans ce contexte, est devenue mon meilleur outil de résistance. Acheter moins, mais mieux. Jouer vraiment à ce que j’achète.
C’est un apprentissage, presque une forme de désintoxication douce. Une manière de redonner du sens à la passion, de la replacer dans le temps long plutôt que dans l’instantané.
Épilogue : le théâtre du bon plan

Le Black Friday est un spectacle global, un théâtre bien huilé où chaque acteur connaît son rôle. Les marques y tiennent la vedette, les éditeurs font les figurants, et les joueurs, souvent, deviennent le public consentant.
Ce n’est pas une escroquerie, ni une manipulation malveillante. C’est simplement une machine à illusions parfaitement réglée, qui sait parler à nos émotions, à notre envie de posséder, à notre besoin d’appartenance.
Mais le jeu vidéo, au fond, n’a jamais eu besoin de tout cela pour exister. Ce qui compte, ce ne sont pas les rabais, mais les émotions qu’il suscite, les souvenirs qu’il grave, les moments de grâce qu’il crée.
Le vrai bon plan, ce n’est pas de dépenser moins. C’est de jouer mieux.
Parce qu’à la fin, le seul prix qui compte, c’est le temps qu’on accorde à ce que l’on aime. Et ça, aucune réduction ne pourra jamais l’acheter.



